Notre équipe s'est concentrée sur l'analyse à l'échelle du territoire, en abordant l'angle assez subjectif de la perception de celui-ci par le peuple Inuit lui-même. L'analyse se base surtout sur la littérature scientifique s'intéressant à la transition d'un mode de vie nomade traditionnel vers un mode de vie sédentaire moderne.
Portrait général du peuple Inuit à travers le Canada
Le peuple Inuit migra de la Sibérie par le détroit de Béring, environ 2 000 ans av. J.C. De ce fait, il ne fait pas partie des Premières Nations, dont les ancêtres sont arrivés plusieurs milliers d'années plus tôt. Ainsi, les Inuit ne sont pas soumis à la Loi sur les Indiens, et sont considérés comme citoyens canadiens à part entière. De part leur situation géographique, ils n'ont pas été mis en contact avec les peuples colonisateurs au même moment que les peuples des Premières Nations. Leurs premières rencontres avec des Canado-Européens remontent à la première moitié du 18e siècle, lors de l'établissement des premières missions et postes de traite.
L'Arctique canadien constitue 30% du territoire du Canada. Dans la langue des Inuit, l’inuktitut, l’Arctique est nommé Inuit Nunangat. Nunangat est un mot désignant le territoire, qui inclue aussi l'eau et la glace. Cette région abrite 75% des Inuit du Canada, une population qui s’élève à 40 000 individus. Elle se subdivise en quatre sous-régions, délimitées selon les provinces et les territoires: la région Inuvialuite, le Nunavut, le Nunavik et le Nunatsiavut. Le Nunavut est la région où vivent le plus grand nombre d'Inuit, suivi par le Nord du Québec, le Nunavik, et ses 12 000 habitants. Ainsi, dans l'ensemble de l'Arctique canadien, on retrouve 53 communautés Inuit, dont 14 sont au Nunavik.
Le Nunavik est un immense territoire composé d'une imbrication de découpages administratifs semblant être une tentative d'organiser et de subdiviser la région. Ainsi, les villages nordiques s'insèrent dans les terres réservées Inuit. Elles-mêmes s'insèrent dans les terres partagées entre Inuit et Qallunaat, terme qui signifie non-Inuit et qui désigne donc les Blancs. Au delà de ces limites, on ne trouve que deux vastes territoires non-organisés. Ces derniers sont des régions qui ne font partie d'aucune municipalité locale, mais dont la gestion est assurée par la MRC dont elles font partie.
Pour le gouvernement, l’objectif de la délimitation des terres est d’assurer une protection des générations futures par des droits et des privilèges exclusifs. La catégorie de terres 1, soit les terres entourant les villages, est pour l’usage exclusif des bénéficiaires de la Convention de la Baie James et du Nord Québécois. Par la catégorie 2, soit les terres en couronne des villages, les bénéficiaires de la convention se voient attribuer des droits de chasse, de pêche et de trappe exclusif. La catégorie 3 englobe le territoire restant.
Ceci porte à se questionner sur la perception des Inuit par rapport à leur territoire. En effet, ce découpage stricte et assez rigide répond-il bien à la façon par laquelle les Inuit vivent leur territoire?
Compréhension spirituelle
source: Laurence Gaudette
La perception du paysage et du territoire du peuple Inuit est très différente de celle des sociétés occidentales du sud. Contrairement à notre conception «savante» de la géographie, très cartésienne, la géographie Inuit prend source dans la pensée animiste et magique, par les récits symboliques et la tradition orale. Pour les Inuit, la nature n’est ni quantifiable, ni mesurable. Elle est éprouvée et ressentie, dans une connaissance intime et sensible d’un espace. Ce filtre de perception procure une dimension originale au patrimoine paysager, qui se double d’un patrimoine immatériel.
Chez les Inuit, l'homme subjectivise le paysage en lui accordant les mêmes pouvoirs, les mêmes origines ou encore les mêmes facultés que les êtres vivants. Un lien de parenté l’unit à tout ce qui l’entoure. Les éléments de paysage ne sont pas simplement un cadre, même familier ; ils sont l’homme lui-même. L’homme est ainsi capable de convertir en spatialité des valeurs et des idéologies. Le lieu prend donc une toute autre définition: il est la composante du territoire où le marquage du sacré et de l’expérience humaine est ressenti. Il n’est plus qu’un point ou une localisation; il prend sens par le fait qu’il ait une signification.
Territoire et tradition
Dans la tradition, deux peuples Inuit se partage le territoire: les Sinamiut sur les côtes et les Nunamiut à l’intérieur des terres. Ceux-ci vivent dans une relation d’interdépendance et cohabitent en harmonie sur le territoire. La zone septentrionale est la plus pauvre en richesses terrestres, mais la plus riche pour la pêche. La zone intermédiaire, avec ses nombreux lacs et rivières et son abondance en ressources naturelles, abrite le plus grand nombre d’individus. Dans la zone méridionale, on retrouve la zone d’échange entre les Inuit et les Premières Nations. C’est aussi dans cette région que sont fondés les premiers postes de traite, du côté de la Baie d’Hudson.
Les communautés modernes se sont donc installées sur les côtes, puisque le mode de vie Sinamuit était le plus facile et le plus répandu. C’est la localisation des postes de traite qui entraînera la localisation des villages nordiques actuels.
Traditionnellement, les Inuit nomades voyagent de manière arbitraire, dirigés par les saisons et gouvernés par les conditions climatiques. Ces déplacements se font soit par traîneaux à chiens, par kayak ou à la marche. De manière générale, une plus grande mobilité s’observe dans deux situations: l’été pour la chasse ou lors de la traversée d’une baie à l’autre par la Rivière aux Feuilles. Bien que les Inuit aient été nomades, on peut observer une distinction de permanence entre les différents types d’établissement. La mobilité en petits clans à l’intérieur des terres engendre des formes d’habitation moins permanentes telles que des tentes.
Très peu d’Inuit passent l’hiver à l’intérieur des terres. Les clans se fixent sur les côtes et s’établissent de manière semi-permanente, en y construisant des igloos. La proximité des ressources maritimes en est le principal intérêt. En conséquence de l’établissement des villages, les Inuit voyagent maintenant de façon prédéterminée dans leurs alentours. De nouveaux modes de transport plus efficaces permettent de se rendre aussi loin, beaucoup plus rapidement. Le changement de vitesse passant d’une exploration lente, par la marche ou les chiens, à un passage rapide, modifie la perception et la connaissance du territoire.
Cette nouvelle connaissance est maintenant limitée aux pistes de motoneige et de VTT. Pour ce qui est du traîneau à chiens, l’activité n’est plus que récréative. La marche a également diminué considérablement dans les deux dernières générations. On marche aujourd’hui en moyenne un rayon de 6km à l’extérieur du village.
Territoire et chasse aux caribous
Pour ce qui est de la compréhension de la temporalité chez les Inuit, elle évoque une certaine sensibilité au territoire et à ses pratiques. De manière générale dans le monde Inuit, l'année se divise en six saisons plutôt que nos quatre bien connues. Ces saisons sont associées aux variations climatiques. Chez les Inuit du Nunavik, on divise encore plus finement l'année en douze périodes distinctes. Il est intéressant de constater que ces périodes sont associées aux pratiques de chasses et de cueillettes.
Il existe deux troupeaux de caribous sur le territoire du Nunavik: le troupeau de la Rivière aux Feuilles et le troupeau de la
Rivière George.
Dans leur migration, les troupeaux montent dans le Nord en période estivale pour la gestation et redescendent vers le Sud en période hivernale. Selon les dernières statistiques, on observe une diminution drastique de 70% du nombre d'individus dans le troupeau de la Rivière George.
La migration annuelle des troupeaux révèlent bien une certaine incompatibilité entre les permissions, telles que convenues par la Convention de la Baie James et du Nord Québécois, et les pratiques de chasse réelles. Taamusi Qmaq, chasseur et homme politique de Purvirnituq, dans son autobiographie dit : « La Convention stipule qu’on ne peut chasser que dans le périmètre des terres de catégorie 2, ce qui signifie que nous sommes censé mourir de faim plutôt que de poursuivre un animal au-delà de son périmètre. »
La perception de l'espace
Dans la théorie, la perception de l’espace se construit à partir de l’individu, qui s’élabore une représentation globale de l’espace à partir d’un lieu d’enracinement. Chez les Inuit, le schéma général reste le même, mais ce lieu d’enracinement unique, dû à un mode de vie traditionnellement nomade, est substitué par un réseau de plusieurs lieux. Le schéma de la perception de l’espace se construit donc à partir d’un ensemble de points, représentant différents lieux de la vie quotidienne, comme leur camp ou celui des autres ou toutes marques géosymboliques que peut porter le territoire. Ces marques peuvent être visibles, comme des éléments topographiques ou des cours d’eau, ou invisibles, comme des endroits liés à la tradition orale, mais sont toujours accompagnées d’une toponymie distinctive. Une hiérarchie est présente entre ces différents points, plaçant souvent les camps en tant qu’éléments principaux de référence, sans lesquels les autres n’existeraient pas.
Entre les différents points, des lignes se créent, marquant les trajectoires et les déplacements. Se basant sur ces points et ces lignes, le territoire se subdivise finalement par surfaces. Ces surfaces représentent des zones, caractérisées par le gibier que l’on y trouve. Cette perception se lit à deux échelles: l’échelle régionale, par l’alternance saisonnière imposant de longs déplacements à certains moments de l’année, et l’échelle locale des déplacements quotidiens régis par la poursuite du gibier. Le territoire est donc composé de vides et de pleins. Les vides sont les parties non-parcourues, perçues comme en dehors du territoire même si elles se trouvent parfois au centre de celui-ci. Les pleins sont ce qui compose le vrai territoire.
Par un effet pervers de l’association conceptuelle, le masculin est lié au public et au territoire, tandis que l’on associe le féminin au privé et au foyer. On suppose alors que la femme perçoit le territoire comme un ensemble de points plus abstraits, et dont les liens par des lignes de déplacement sont moins forts. Les espaces considérés masculins en viennent à dominer la représentation de la territorialité du groupe. Cependant, selon certains théoriciens, la femme, malgré sa non-participation aux activités de chasse, a une perception du territoire tout à elle, grâce, entre autre, à la cueillette. Au final, elle perçoit elle aussi le territoire comme un ensemble.
L’importance de l’eau pour les Inuit ne se dément pas. Une étude révèle que pour la région de Kangiqsualujjuaq seulement, plus de 152 termes sont utilisés pour décrire l’interface entre l’eau et la terre. Selon les conditions climatiques, cette interface s’étend et se contracte horizontalement et verticalement. Elle est poreuse et élastique. L’eau est porteuse d’un paysage culturel qui contient des récits, des lieux et des évènements significatifs. Tel que vu dans les cartes mentales réalisées dans le projet de Heyes, l’eau est perçue différemment selon les différentes générations. Les aînés perçoivent davantage l’interface par son caractère mythologique, tandis que l’appréciation est davantage fonctionnelle pour les nouvelles générations. Comme le suggère le mot Inuit Tuvalirtuk, bien que l’interface terre-mer est poreuse, ces deux éléments sont spatialement séparés dans le regard Inuk.
Ainsi les pratiques associées au territoire sont en pleine mutation, malgré la permanence de pratique bien ancrée. Certains comportements observables aujourd’hui peuvent être compris comme héritage du nomadisme. Bien que les Inuit sont établis de manière permanente dans les villages nordiques, encore beaucoup d’entre-eux possèdent un camp construit de leur main dans le territoire.
Selon l’interprétation de Heyes, chaque année, le caractère physique propose un paysage différent. Celui-ci est un espace imprévisible, poétique et théâtral. Il a été, et est encore la maison, le principal territoire de chasse et le terrain de jeu des générations passées et présentes. De plus, la chasse, autre pratique culturelle héritée, est marquée par l’évolution des modes de vie. Effectivement, l’intérêt perdure, mais les techniques évoluent. Aussi, le programme des congélateurs communautaires contribue à supporter la chasse et surtout, le partage du gibier, à la base des relations sociales Inuit.
Ainsi, la société Inuit se transforme en suivant un chemin qui lui est propre et qui conduit sa culture à définir une modernité qui lui est spécifique. Certains parlent d’hybridation sociale, soulignant que les frontières entre cultures tout comme les frontières entre modernité et tradition ne sont pas hermétiques.
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